Récit de Sylvia Serbin, journaliste
 
« Il y a longtemps, vivait au bord d'une paisible lagune une tribu où les hommes étaient vigoureux et les femmes joyeuses. La plus valeureuse de toutes était Abla (la princesse) Pokou. Mais des ennemis nombreux comme des fourmis magnans les forcèrent un jour à abandonner plantations et lagune poissonneuse. La forêt de ses épines déchirait leurs pagnes et leurs chairs. Il fallait fuir, toujours fuir... Et Abla Pokou ouvrait la marche, portant son enfant sur son dos. »
Ainsi commence l'épopée mythique que se transmettent depuis des générations les Ivoiriens de l'ethnie baoulé, en hommage à celle qui conduisit l'exode de leurs ancêtres sur le chemin de la liberté.
La princesse Pokou est née au début du XvIIIe siècle, à l'ombre d'un illustre parent : son grand-oncle, le vénéré Ossei Tutu, fondateur de la puissante confédération ashanti originaire du Ghana. C'était un peuple de riches cultivateurs et d'artisans réputés qui excellaient dans le travail de l'or et du bronze ainsi que dans la fabrication de meubles sculptés en ébène.
 
Avant son unification, la région vivait une instabilité chronique due aux antagonismes opposant des groupes culturels différents ou des cites-Etats détentrices de ressources convoitées. Les armées s'entrechoquaient régulièrement à la suite de tensions politiques ou de différends stratégiques. La palette était donc large entre les conflits dynastiques entraînant le départ de ceux qui s'estimaient lésés, les luttes pour le contrôle des mines d'or ou encore des tentatives de mainmise d'un clan au détriment d'un autre, sur les circuits commerciaux de la cola.
 L'embrasement pouvait aussi venir de la volonté de certaines chefferies de s'affranchir d'une sujétion trop despotique. D'autres encore manifestaient par le recours aux armes leur refus de s'acquitter des lourds tributs annuels exigés par une tutelle vorace. En outre, favorisées par ce climat de troubles, les chasses à l'homme entre groupes adverses se multipliaient pour alimenter le trafic négrier contrôlé par les Européens. Une insécurité permanente
donc, qui donna lieu à d'importants mouvements de dispersion de populations civiles qui, harcelées de toutes parts, fuyaient en quête d'une nouvelle terre d'asile représentant leur ultime espoir de survie.
Empereur charismatique, Ossei Tutu mit fin au désordre en unifiant les turbulents roitelets akan qui durent s'incliner devant sa supériorité. Grâce à la vente d'or aux comptoirs européens installés sur la bande côtière
Maintenir l'intégrité d'un ensemble aussi prospère exigeait, on s'en doute, de vigoureuses expéditions militaires contre les obstinés qui s'entêtaient à vouloir ébranler la prééminence de l'Ashanti. Vers 1720, Ossei Tutu fut victime d'une embuscade tendue par la tribu des Akim voisins, alliés un jour, rebelles le lendemain. La règle de succession matrilinéaire s'appliqua donc en vertu de la tradition akan qui favorise la transmission de l'héritage aux enfants de sexe masculin des soeurs ou nièces du défunt. Son neveu utérin, Opokou Ware, frère aîné de Pokou, lui succéda.
Le nouveau roi était loin d'avoir l'autorité d'Ossei Tutu. Pendant la trentaine d'années où il exerça le pouvoir, il eut bien du mal à contenir les révoltes qui s'allumaient un peu partout dans le royaume. Il semblait dès lors évident que l'unité de l'Ashanti ne résisterait pas longtemps à la disparition de son fondateur. Et c'est ainsi qu'en 1749, à la mort d'Opokou Ware, une querelle de succession opposant le jeune frère du roi défunt, héritier désigné, et un de ses oncles mit le pays à feu et à sang.
L'oncle Koussi Obodoum, un homme dans la force de l'âge, venait d'une branche latérale de la famille régnante. Il s'était acquis les faveurs du Conseil des anciens à coups d'intrigues et, affermi par ce soutien, s'était mis en tête de contester l'ordre établi après avoir pris soin d'armer ses partisans pour mettre toutes les chances de son côté.
Le prince Dakon fut finalement assassiné. Atterrée par la lutte fratricide qui déchirait Koumassi, la princesse Pokou comprit aussitôt quel sort attendait le clan de son malheureux frère. Les maisons incendiées, les champs saccagés, les troupeaux dérobés, les biens pillés lui indiquèrent qu'il ne restait plus que l'exil pour éviter aux siens un sort tragique. Elle avait déjà vu trop de carnages dans ce royaume tourmenté ! Rivalités, insurrections, vengeances, châtiments, exode : des familles entières payaient impitoyablement de leur vie l'ambition d'un fils ou la déchéance d'un père. Sa propre mère, la reine Nyakou, nièce directe d'Ossei Tutu, n'avait-elle pas été passée au fil de l'épée, en même temps que toutes ses cousines, par le roi du Sefwi voisin qui s'était juré de briser Koumassi ? Elle-même n'avait dû sa miraculeuse survie qu'à la protection des ancêtres qui veillaient sur elle dans l'audelà.
Lorsque son jeune époux tomba à son tour dans un traquenard tendu par les sbires de l'oncle Obodoum, elle sut qu'il ne restait que la fuite pour préserver le salut de sa lignée. En secret, elle réunit les chefs des quatre familles nobles et des quatre familles vassales les plus dévouées à son clan et leur fit part son plan. Ils acceptèrent de se ranger sous son autorité. Dès que l'ombre de la nuit s'étendit sur la ville, ils quittèrent subrepticement leurs quartiers et se retrouvèrent dans une plantation éloignée. Peu de risques qu'ils soient dénoncés ce même soir car, dans ce climat d'épouvante, chacun se terrait chez soi. Personne ne voulait savoir, ni entendre, ni parler de ce qui se passait dans la concession voisine. Lorsque tous ses partisans furent regroupés, la colonne qui comptait une bonne centaine d'hommes, de femmes et d'enfants, ainsi que des serviteurs et une escouade de fidèles soldats, s'ébranla en direction du nord-ouest, sous la conduite de la princesse.
Ployant sous des ballots hâtivement emplis de vivres et de trésors ancestraux, les fugitifs entamèrent une longue marche vers l'inconnu. Hébétés par des nuits sans sommeil, ils entrèrent dans la brousse, pourchassés par les insectes et les moustiques vecteurs de mort qui pullulaient en cette saison des pluies. Ils avançaient à perdre haleine, pétrissant de leurs pieds nus un humus épais et répugnant qui leur emprisonnait les chevilles. Surtout ne pas ralentir le pas afin de conserver l'avance acquise sur l'ennemi. À mesure de leur progression, de nouveaux fugitifs venaient grossir leurs rangs : ceux qui croisaient leur funeste route jugeaient, en effet, plus sage d'abandonner leurs villages plutôt que d'essuyer les sanglantes représailles de l'armée pour avoir manifesté quelque hospitalité aux gens de Pokou.
À peine faisaient-ils halte dans un campement de fortune pour reprendre des forces et traquer un peu de gibier. À peine prenaient-ils le temps d'enterrer leurs morts - des vieillards terrassés par l'épuisement, des enfants déchiquetés par des fauves rôdant dans leur sillage, de courageux marcheurs fauchés par des fièvres délirantes. Ils devaient repartir, talonnés par les troupes que le nouveau roi de Koumassi avait lancées à leurs trousses. En tête de cortège, Pokou haranguait les siens, les exhortant à lutter contre la peur et le découragement.
Affaiblis, haletants, ils se frayèrent un chemin à travers une forêt dense et hostile qu'aucun être humain n'avait sans doute jamais franchie. Une moiteur oppressante se dégageait de la voûte des arbres géants dont les lianes aux formes démoniaques se balançaient de façon inquiétante tels de longs doigts crochus. À travers le craquement des branches, on sentait le souffle trépidant des esprits invisibles indignés de cette dérangeante présence humaine. Eux-mêmes terrifiés, les adultes ne trouvaient pas les mots apaisants qui auraient pu calmer l'épouvante des enfants.
Ils arrivèrent enfin devant un fleuve mugissant qui les glaça d'effroi. La Comoé formait une barrière naturelle entre le berceau de leurs ancêtres ashantis et une nouvelle terre : la Côte d'Ivoire qui s'offrait comme une promesse de liberté. Le fleuve gonflé par les récentes pluies de l'hivernage était cependant impraticable. Sous la violence des courants, les pirogues de pêcheurs amarrées
à des troncs se brisaient comme des fétus de paille. Quelques cases avaient même été aspirées par les flots bouillonnants, semant la désolation dans les villages environnants. Toute traversée à gué était impossible. Or l'ennemi était là, proche, annoncé par l'écho des tam-tams parleurs.
Sur la berge, des caïmans se reposaient, gueules benoîtement ouvertes au soleil. Au bord de l'eau s'ébattait bruyamment un groupe d'hippopotames soufflant de volumineux jets d'eau. Dominant par à-coups les bruits de la forêt, les cris perçants des charognards en faction sur la cime des arbres pénétraient les marcheurs jusqu'à la moelle des os. Un monde aussi inhospitalier ne pouvait que représenter un mauvais présage pour ces cultivateurs et forgerons ashantis, plus familiers de vastes clairières et d'exubérantes savanes. Cette terrifiante masse d'eau annonçaitelle leur sépulture ?
Pokou s'avança au bord du fleuve en furie qui charriait d'immenses troncs d'arbres dans un bruit d'enfer. Elle leva les bras vers le ciel. Signe d'impuissance ? De supplication ? Chacun y vit ce qu'il voulait. Elle se tourna ensuite vers son devin, le gardien des traditions sacrées et lui ordonna de consulter les oracles : « Que pouvons-nous faire pour échapper aux ennemis qui nous pourchassent ? Dis-nous ce que demande le génie du fleuve pour nous laisser passer. Veut-il des noix de cola ? Des libations d'huile et de vin de palme ? Combien de poulets exige-t-il en sacrifice ? Un ? Cent ?Et des bceufs ? Trente ? Quarante bceufi ? »
 
Le vieil homme, du nom de Nansi, écouta sans mot dire. Puis il hocha la tête. Il replia ses jambes, s'accroupit à même le sol face à un canari de terre cuite où reposaient les mânes des ancêtres, et ferma les yeux en signe de recueillement. Un silence total troublé par les sinistres échos de la nature avait saisi les rangs compacts qui faisaient maintenant corps autour de la princesse, comme pour lui exprimer qu'elle représentait leur ultime rempart. Personne n'osait prononcer un mot. Gare à celui qui oserait troubler le dialogue secret engagé entre l'homme de foi et les forces occultes !
Les mères accrochèrent leurs bambins à leurs seins pour prévenir toute pleurnicherie. Les pères à l'unisson vinrent clore de leurs mains jointes les bouches des petits curieux pour refouler tout questionnement. L'angoisse leur tenaillait les tripes. Chaque minute les rapprochait des fusils et des lances empoisonnées de leurs poursuivants. Ce n'était certes pas le moment de se faire remarquer du sort qui, sans doute, cherchait à l'instant même une victime expiatoire.
C'est alors que la voix du sorcier s'éleva, empreinte d'une gravité inhabituelle. « Reine, parla-t-il, le génie de ce fleuve est irrité. Il ne s'apaisera que lorsque nous lui aurons donné en offrande ce que nous avons de plus cher. »
Ainsi avait-il interprété la réponse des ancêtres. Les femmes dénouèrent aussitôt les pagnes contenant les parures d'or et d'ivoire des fameux bijoutiers ashantis. Les hommes déverrouillèrent les coffres de bois sculpté qui recelaient des trésors inaliénables. Mais le sorcier secoua la tête avec dénégation et repoussa ces offrandes du pied. « Non ! Ce que nous avons de plus cher, ce à quoi nous tenons le plus, clama-t-il, ce sont nos fils !» Les mères frémirent.
Pourtant, les femmes ashantis savaient qu'en certaines circonstances, les dieux pouvaient exiger la mort d'un enfant. De l'éducation et des valeurs transmises par leurs mères et leurs grands-mères, elles avaient toutes appris qu'il n'était permis ni de se révolter ni de pleurer l'enfant sacrificiel, sous peine de voir la colère des dieux s'abattre sur la tribu entière. Lorsque les esprits des ancêtres parlaient par la bouche du sorcier, quel recours restait-il aux mortels ? Ils le savaient tous. Pourtant pas un volontaire ne se désigna dans la foule pétrifiée.
« Un enfant ? Va le chercher !»,
Pokou promena lentement son regard sur les malheureux qui l'entouraient, comme pour provoquer un sursaut parmi ces fiers chefs de clans, ces géniteurs de longues lignées de fils, qui lui avaient confié leur sort. Elle implorait des yeux, allant de l'un à l'autre, espérant qu'un chef de famille se dévouerait pour donner ne serait-ce que le plus chétif de ses enfants, un de ceux qui ne tiendraient sans doute pas jusqu'au bout de leur hasardeux voyage. Mais pas un ne soutint son regard. Cette fuite éperdue vers l'exil avait certes rendu les différentes familles plus solidaires les unes des autres, mais pas au point cependant d'offrir en sacrifice le sang de leur sang !commanda la princesse au vieil homme, en pointant du menton la troupe de ses fidèles. « Disleur que les eaux demandent un enfant pour nous laisser en paix. » « Peuple de Koumassi, qui d'entre vous donnera un fils pour le salut de tous ?» Les visages restèrent figés, les bouches muettes.
Mais le sorcier revint bredouille. A son approche, chacun avait étreint ses enfants de ses bras, les mères dissimulant hâtivement leurs bambins sous deux épaisseurs de pagne de kita. Alors Pokou monta sur un rocher qui faisait promontoire et cria : XvIIIe siècle, à l'ombre d'un illustre parent : son grand-oncle, le vénéré Ossei Tutu, fondateur de la puissante confédération ashanti originaire du Ghana. C'était un peuple de riches cultivateurs et d'artisans réputés qui excellaient dans le travail de l'or et du bronze ainsi que dans la fabrication de meubles sculptés en ébène.du pays, il s'était doté d'une puissance de feu moderne qui allait lui permettre de faire entendre raison à ses voisins. Proclamé premier roi du pays ashanti, aidé en cela du mythe du héros fondateur construit autour de sa personne, ce grand bâtisseur imprima un remarquable essor à son nouvel empire. Il pacifia également la riche région de Koumassi, une capitale objet de toutes les convoitises, située à la convergence des routes commerciales reliant la côte aux zones de l'intérieur.
Qui sait s'ils n'étaient pas maintenant en train de s'interroger secrètement ? De se demander dans quelle aventure les avait entraînés cette intrépide princesse ? Peut-être après tout auraient-ils pu s'entendre avec l'usurpateur de Koumassi ? Pourquoi devaient-ils payer pour de vaines querelles royales dont ils n'étaient après tout que de simples instruments ! Ils avaient abandonné leurs champs en pleines semailles et leurs greniers à ras bord pour se retrouver loin de la terre de leurs ancêtres, en proie à la famine et au désespoir, peut-être même sur le chemin de leur dernière demeure.
Pokou ne fut pas longue à comprendre. Elle s'avança au bord du fleuve et détacha l'enfant que portait au dos la jeune servante qui l'accompagnait. Son propre fils.
« Kouakou, mon unique enfant !J'ai compris qu il faut que je donne mon fils pour la survie de cette tribu. C'est à cause de ma famille qu ils ont été obligés de fuir. Une reine n'est-elle jamais que reine et non femme ni mère ! »
 
Son esprit s'attarda un instant sur ces longues années d'accablement durant lesquelles son ventre était resté vide ; sur ces compagnons dont il avait fallu se séparer parce que leur semence ne l'avait pas rendue fertile ; sur les humiliations ressenties quand s'élevaient à son approche des murmures réprobateurs évoquant, elle le devinait, la probable malédiction liée à sa stérilité. Elle pouvait faire sa fière, mais une princesse sans enfant, quelle déchéance ! Petite-nièce favorite du plus célèbre des rois ashantis, c'est de son sang que devait naître, selon la tradition, l'héritier du
trône. Mais hélas, l'honneur d'enfanter un futur roi ne lui avait pas été accordé. Au fil des ans, son coeur s'était desséché sous le poids de l'amertume et la résignation, au point que ses anciennes compagnes de classe d'âge n'osaient même plus venir lui présenter leurs nourrissons.
Et, c'est dans la quarantaine, au moment où les femmes de sa génération devenaient grands-mères, que le miracle s'était accompli. Sa dernière union avait enfin porté un fruit. Celui de Assoué Tano, le jeune guerrier venu la délivrer des griffes du roi du Sefwi voisin qui la retenait prisonnière. C'était sous le règne de son frère Opokou Ware. Ce dernier, occupé à croiser le fer contre une province récalcitrante, avait commis l'imprudence de laisser sa capitale sans défense, persuadé que l'endroit était sécurisé. Mais, à peine l'armée ashanti s'était-elle ébranlée que la tribu vassale du Sefwi avait lancé l'assaut contre l'orgueilleuse Koumassi dont on racontait que les rues étaient pavées de lingots d'or.
La garnison restée sur place n'avait pu résister bien longtemps à la cohorte qui s'était abattue sur la ville. Celle-ci fut totalement pillée et les familles de notables décimées. Les femmes de la famille royale qui avaient refusé de fuir devant l'ennemi furent éventrées. Aucune n'échappa au carnage, aucune... sauf Pokou et sa jeune nièce Akwa Boni, miraculeusement épargnées afin de servir de bouclier humain dans l'éventualité où se manifesterait le désir de vengeance du roi de Koumassi.
Vain calcul car celui-ci, prévenu du saccage de sa ville, s'était aussitôt retourné, ivre de fureur, contre l'impétueux vassal qu'il avait taillé en pièces avant de s'enquérir du sort de ses deux parentes, heureusement saines et sauves ! Et comme un miracle n'arrive jamais seul, Pokou, subjuguée par le dévouement et la prestance du valeureux soldat qui commandait l'escorte chargée de la ramener vers les siens, décida d'en faire son époux. De leur union devait naître ce fils qu'elle avait tant espéré.
Cet enfant tendrement chéri accueilli en don du ciel, c'était comme une sève vivifiante pour son corps vieillissant. Il fut aussi son seul réconfort lorsque, victime de cette tragique guerre de succession qui devait la jeter sur les routes de l'exil, son compaou li », ce qui veut dire « L'enfant est mort ». En hommage à son geste héroïque, les chefs de clans convinrent alors de rebaptiser leur ethnie du nom de Baoulé. Chassés de l'Ashanti, ils choisissaient de renoncer à leur ancienne dénomination qui, pour eux, appartenait désormais à un passé qu'ils préféraient oublier.:« Les gens de cette tribu s'appelleront Atoutou, les plumeurs. Désormais, ce sont eux qui plumeront mes poulets. Vous autres, vous qui avez mal aux pieds d'avoir tant marché et qui boitez comme si vous aviez des vers de Guinée dans les jambes, on vous surnommera Ngban, les vers de Guinée. Et vous qui allez tout dépenaillés et dénudés et qui allumez sans cesse du feu pour vous réchauffer, votre nom sera Nanafivés. Vous mes vaillants soldats, je vous nomme Nzipkli, "Ceux qui savent se battre" : Et vous qui êtes mon bras droit sur lequel je me suis appuyée pour organiser notre résistance et notre exode, vous « Quant à ceux là, ils se mettent toujours à parler tous ensembles, on dirait qu'ils vont en venir aux mains ! On les appellera Saa, comme le gingembre, parce que leur caractère est chaud comme la saveur du gingembre. » Rejoignant enfin les membres de son clan, ceux d'obédience royale, elle lança à la cantonade : « Ces gens, par tradition, sont désignés à la tête du pays. Aussi je leur donne le nom de Walèbo en souvenir de ce Walè, le grand arbre sous lequel nous nous sommes rassemblés après la traversée du fleuve en furie. »Pointant un troisième groupe, elle poursuivit : » Enfin, les Agba, reconnaissables aux pagnes tissés en fibres d'écorce d'agbaon dont ils se vêtaient, furent choisis pour relancer les premières plantations de manioc de la communauté et organiser l'activité agricole.lança-t-elle à l'adresse d'une autre colonne avachie par l'épuisement,
gnon paya de sa vie son inopportune alliance avec la royauté en disgrâce. Et maintenant que lui restait-i1 ? Ces gens qui attendaient tout d'elle ? Pitié ! Ce petit être gazouillant n'avait pas trois ans. Pitié !
Une imploration intérieure que personne n'entendit. Pas plus qu'on ne vit sur son visage, qui ne trahissait que peu d'émotion, l'expression de l'indicible douleur qui lui fracassait le coeur et lui broyait les entrailles. Retrouver sa respiration... Se dégager de l'étau qui lui enserrait le souffle... N'ont-ils donc aucune compassion pour exiger d'une malheureuse veuve qu'elle sacrifie son unique enfant ?
Pokou repoussa doucement la jeune servante en pleurs qui s'accrochait à l'enfant ; elle partageait si profondément la détresse de sa maîtresse. La princesse éleva son fils au-dessus d'elle comme pour le contempler une dernière fois. Elle le fit glisser contre sa poitrine qui n'était pas encore tarie, le couvrit des quelques bijoux étalés çà et là, caressa de ses doigts les plis du petit cou potelé, glissa tendrement sa main sur les bras et les petites jambes vigoureuses puis, détournant brusquement la tête, elle le posa brutalement entre les bras du sorcier qui, par respect, n'avait pas osé interrompre ce poignant moment d'amour.
Elle ne se retourna pas davantage lorsque ce dernier, après de rapides libations sur le corps de l'enfant et quelques prières à la gloire des ancêtres, monta sur le promontoire et précipita le bébé dans les flots, sous une immense clameur de contrition.
Les bruits de la forêt se firent soudain moins inquiétants. Comme par enchantement, les eaux de la Comoé s'apaisèrent et quelques instants plus tard la colonne de l'exode put passer ! Par quel miracle ? On ne sait trop. Selon certaines traditions orales, un immense fromager situé sur la rive opposée du fleuve avait courbé son tronc entre les deux berges pour offrir un pont aux gens de Pokou. L'arbre s'était-il en réalité rompu sur un passage plus praticable pour faire passerelle entre les deux rives ? Avait-il ensuite été poussé à l'eau après que tous l'eussent franchi ? D'autres récits donnent un caractère nettement plus magique à cette traversée mythique. Ils rapportent que les hippopotames qui
se baignaient dans le fleuve vinrent docilement se ranger flanc contre flanc entre les deux berges, offrant leurs dos luisants aux mille pieds de la tribu en fuite...
Lorsque le dernier des exilés eut enfin gagné l'autre rive, on dit que le fromager se redressa d'un coup et que le fleuve reprit son bouillonnement furieux, stoppant la course des poursuivants ébahis face à l'inexplicable. Déjà oublieux du drame qui venait de se jouer, les fugitifs saluèrent d'une explosion de liesse leur incroyable victoire. Mais, lorsque désignant cette nouvelle terre, les dignitaires demandèrent à Pokou, que son sacrifice élevait désormais au rang de reine, de baptiser son nouveau royaume, celle-ci ne put que murmurer dans un sanglot « Ba
Pour marquer la renaissance symbolique du peuple akan sur cette terre de liberté, Pokou décida de donner de nouveaux noms aux clans qui l'avaient accompagnée. Un cérémonial où la parabole commandait la parole. Elle commença par les familles vassales. Désignant un premier groupe connu pour son peu d'ardeur à la guerre, elle déclara
S'avançant ensuite vers les familles nobles, elle leur annonça à tour de rôle :«
serez les Faafoué, les gens de la droite. »
 
Cette formalité, apparentée à une redistribution des rôles sociaux dans un nouvel environnement, préluda à la dispersion des tribus baoulés qui s'émiettèrent en sous-groupes pour faire souche dans différentes régions. Après avoir sillonné le pays à la recherche de terres fertiles, quelques-uns d'entre eux repoussèrent des populations autochtones comme les Sénoufos et les Gouros, pour occuper le centre de la Côte d'Ivoire. Ils créèrent un important noyau de peuplement dans la région de Bouaké. D'autres essaimèrent dans le reste du pays, tandis que le gros de la troupe, resté sous le commandement de Pokou, poussa vers le bassin du fleuve Bandama où ils se trouvèrent un territoire bien arrosé et riche en minerais d'or. Pour ces forgerons ashantis, la symbolique était évidente. Ils décidèrent de s'y fixer, en commençant par construire la paillote de la reine. Puis les clans délimitèrent leurs possessions, montèrent leurs cases et créèrent peu à peu des embryons de nouveaux villages.
Lorsque tout ce monde fut installé, vint le moment de rendre hommage aux ancêtres et d'implorer leur bénédiction pour ce nouveau foyer. En reconnaissance de l'abnégation hors du commun dont elle avait fait preuve, les chefs de famille décidèrent que le premier acte social de leur communauté serait la célébration des funérailles de l'enfant de Pokou. Et c'est ainsi que le berceau du peuple baoulé reçut le nom de Sakassou, c'est à dire le « lieu de funérailles ».
Perpétuellement évoqué, honoré, raconté, chanté, ce sacrifice fit de Pokou la femme la plus glorifiée de la région. Des contrées les plus éloignées, les Baoulés se déplaçaient pour venir rendre
hommage à leur reine si magnanime. Celle-ci, bien qu'accablée par cette perte cruelle, n'en accomplit pas moins sa tâche avec dignité. Au cours de son long règne, elle fit preuve d'une grande sagesse dans l'administration de son peuple. Elle réorganisa la vie sociale pour l'adapter à leur nouvelle vie, en conservant toutefois le mode hiérarchisé de la société akan ainsi que les règles traditionnelles de droit et de succession. Elle se consacra beaucoup aussi au développement de l'agriculture. Les travaux agricoles s'effectuaient sous son contrôle et, à chaque récolte, elle veillait à ce que les cultivateurs prélèvent une part de leur production qui était ensuite stockée dans des greniers communautaires en prévision des périodes de soudure.
Pokou s'éteignit vers 1760 dans un village proche de Sakassou et son geste est resté à la postérité. Sa nièce Akwa Boni, qui l'avait suivie dans l'exode, lui succéda. Elle était de tempérament plutôt guerrier et sous sa conduite, plusieurs tribus baoulés poursuivirent leur expansion dans le reste du pays. Ambitionnant d'élargir les frontières de son royaume, elle mena ses troupes contre les tribus autochtones du voisinage, se heurtant aux Gouros, aux Sénoufos, aux Golis, aux Malinkés. Elle devait trouver la mort au cours d'une incursion en pays yaouré.
L'avènement de ces deux reines devait induire des transformations notables au sein de ces sociétés où la femme accéda désormais à un rôle central dans la communauté. Ainsi chez les Baoulés, les femmes peuvent accéder au commandement et aux plus hautes fonctions politiques et sociales. Elles peuvent être désignées comme chefs de lignage, chefs de clan ou de village et les règles coutumières de succession matriarcales sont restées vivaces en milieu traditionnel.
 
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